La carence juridique autour des cessions partielles va-t-elle durer ?

La Safer Région Sud alerte sur la cession de foncier agricole, par le biais de la vente de parts sociales. Si la société d’aménagement foncier maîtrise le marché des cessions totales de parts sociales ou d’actions, elle se retrouve hors-jeu en cas de cessions partielles. Des investisseurs, étrangers ou non, l’ont bien compris : ils pénètrent ainsi le foncier agricole. La loi Pacte a créé un écran de contrôle pour l’investissement étranger, mais elle est loin de tout régler.

On se souvient de l’émoi causé en 2012 par la médiatique acquisition chinoise des deux hectares de vignes du château de Gevrey-Chambertin. Il s’agit pourtant d’une goutte d’eau dans l’univers du vin. Selon un rapport confidentiel au Sénat que nous nous sommes procuré, en 2018, 41 hectares de terre à vignes de Cognac sont passés entre les mailles de la Safer, à cause d’un système de bail avant cessions de parts. En 2018 toujours, une société holding basée aux îles Vierges britanniques a acquis 100 % des parts d’un cru bourgeois renommé du Médoc. Ces exemples d’investissements, liés à des étrangers, restent marginaux au regard du nombre d’opérations du même type réalisées par des investisseurs français. Mais ils illustrent la facilité à contourner les organes de contrôle du foncier agricole en France, non sans conséquence. Dans son rapport d’activité 2019, la Safer Nouvelle-Aquitaine observe, en Charente-Maritime, une « pression sur les terres, spécifiquement dans les secteurs viticoles, avec une augmentation de 30 % en 2019 du nombre de ventes de cessions partielles de parts sociales et d’apports en sociétés ». 

Des législateurs et la Safer veulent plus de contrôle

Comment est-ce possible ? Pour le comprendre, il faut revenir à la législation applicable : historiquement, la Safer contrôle le marché foncier français.

Pour assumer ses missions, la Safer est dotée d’outils, à l’image de son droit de préemption. Depuis la loi relative à l’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014, les Safer peuvent exercer un droit de préemption, mais uniquement en cas d’acquisition de la totalité des parts sociales d’une société agricole. Les cessions partielles passent ainsi sous les radars.

Son impuissance d’action sur ce dernier point ne choque pas Bernard Mandeville, avocat au barreau de Paris, spécialisé en droit rural et responsable de la Commission de droit rural et agroalimentaire : il considère que « le droit de préemption de la Safer sur une partie seulement des parts sociales, même très majoritaire, ne correspond pas à ses missions d’installation d’agriculteurs et de maintien d’exploitations agricoles. En effet, l’acquisition de parts sociales d’une société induit une association avec d’autres associés. Ceci ne cadre pas du tout avec les missions de la Safer ». 

Pourtant, l’absence de régulation peut porter atteinte aux prix des terres et au contrôle des structures : « Les prix pratiqués sont extravagants, tout comme la concentration excessive des exploitations. En 2019, en région anciennement Paca, le marché des cessions de parts représente 170 millions d’euros pour 10 000 hectares », déplore Max Lefevre, directeur général délégué de la Safer Région Sud.

Ces transactions, qui étaient pour l’ensemble du foncier agricole français de 275 pour une valeur de 132 millions d’euros en 2014, représentent 8 611 opérations en 2018, pour une valeur de 1,1 milliard d’euros, soit l’équivalent de 18 % du marché. À l’origine de ces chiffres : la Cour des comptes, qui a tiré la sonnette d’alarme : dans un référé du 12 novembre 20201, elle estime que « le moment est venu pour l’État de prendre la mesure des conséquences de la progression des transactions portant sur des parts de sociétés agricoles ». Si l’État n’a « pas pris la mesure », le législateur est néanmoins régulièrement intervenu ces dernières années. En effet, face au vide juridique des cessions partielles, une loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles a vu le jour le 20 mars 2017. Le but : instaurer une plus grande transparence dans l’achat de terres par des sociétés. Ce texte vise à étendre le droit de préemption des Safer aux parts sociales, ou aux actions, en cas de cession partielle. La solution semblait donc trouvée : tous les capitaux, ou presque, auraient pu être contrôlés. Mais c’était sans compter sur la censure du Conseil constitutionnel. En effet, dans sa décision du 16 mars 2017, il juge que l’atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre est disproportionnée par rapport au but poursuivi.

La loi Pacte resserre l’étau autour de la cession partielle

Le droit de préemption sur les cessions partielles étant jugé inconstitutionnel, le Gouvernement se raccroche alors aux branches avec le décret du 31 décembre 2019, pris en application de la loi Pacte. Ce texte étend le contrôle préalable des investissements étrangers en France à la sécurité alimentaire et, par effet de texte, au foncier agricole ! « Il s’agit d’une décision d’opportunité car loin du droit rural qui régit les cessions, analyse Gautier Deramond de Roucy. La loi Pacte relève du droit économique et vise initialement les prises de participations dans des secteurs stratégiques. Le Gouvernement a intégré la politique agricole dans les secteurs essentiels. Et, sous le motif de sécurité alimentaire, a tiré vers la loi Pacte la cession du foncier agricole. »

La boucle n’est pas pour autant bouclée, puisque la cession partielle, quand elle est inférieure à 25 %, ne peut être contrôlée ni par la loi Pacte ni par la Safer. « Il est certain que nous sommes face à une véritable carence. La loi Pacte ne peut pas apporter de changements significatifs, puisque le dispositif qu’elle a mis en place vise à contrôler les investissements étrangers qui, s’ils ne doivent pas être minimisés, ne représentent que 1 % du nombre des acquisitions utilisant le format sociétaire dont les trois quarts sont en outre européens (réponse ministérielle 30301 précitée). Le surplus des transactions sociétaires est mis en œuvre par des investisseurs d’appellation d’origine purement française, non soumis à la loi pacte », précise Stéphanie De Los Angeles, consultante en droit rural au Cridon Nord-Est. C’est donc un retour à la case départ.

Les solutions qui s’offrent pour l’avenir seront législatives, même si certains comme Bernard Mandeville ne voient pas une future loi d’un bon œil : « Il serait temps d’arrêter d’empiler les textes. Il faut maintenir la liberté d’investir et d’entreprendre, et se placer dans une dynamique d’ouverture. »

Pourtant, c’est bien le chemin du droit que recommande d’emprunter la Cour des comptes dans son référé du 12 novembre 2020. « Une adaptation du cadre juridique est nécessaire », estime la cour. Elle encourage le Gouvernement dans la voie d’une procédure ad hoc d’agrément de cession de parts sociales, telle qu’esquissée lors de la consultation lancée à l’été 2019 par le ministre de l’Agriculture.

Actuellement, un consensus se dessine au sein des organisations professionnelles agricoles, qui travaillent sur l’élaboration d’un texte avec le député Jean-Bernard Sempastous, en lien avec le ministère de l’Agriculture.

(1) Référé de la Cour des comptes du 28 juillet rendu public le 12 novembre 2020. Réf. : S2020-1368. Objet : Les leviers de la politique foncière agricole.

Une proposition de loi pour pallier la carence sociétaire au printemps prochain ?
Les organisations professionnelles agricoles sont restées fortement mobilisées malgré l’abandon progressif de la loi foncière tant attendue dans ce quinquennat. Une réforme d’envergure, qui rénoverait les outils de régulation actuels que sont la Safer et le contrôle des structures, mais aussi le statut du fermage, devra attendre. Les acteurs du monde agricole ont toutefois trouvé un appui auprès du député des Hautes-Pyrénées Jean-Bernard Sempastous, qui œuvre sur un texte en vue de s’attaquer au principal angle mort de la régulation que sont les cessions de parts et actions de société. Ce dispositif ne viserait pas à tout juguler, mais il s’attacherait avant tout à lutter contre la concentration excessive qui paralyse les possibilités d’installation. D’après nos informations, une proposition de loi pourrait voir le jour au printemps 2021.

Article paru dans Viti 460 d'avril 2021

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