Retour d’expérience et réflexions terre à terre d'un vigneron confiné

Château Jouvente

Aujourd'hui, nous donnons la parole à Benjamin Gutmann, vigneron au Château Jouvente, dans les Graves, en Bordelais.

 

Depuis ces dernières semaines, nous sommes tous confrontés à une crise systémique, inédite et extrêmement périlleuse, à laquelle nous n'étions pas préparés. Le "nous" concerne directement l’exploitation familiale Château Jouvente, en AOC Graves, mais aussi la plus grande partie de nos confrères.

Depuis l’acquisition du domaine en 2016, nous nous sommes efforcés de valoriser notre production :

  • en travaillant directement avec la restauration gastronomique et étoilée ;
  • en développant notre capacité à exporter ;
  • en créant une offre œnotouristique, artistique et culturelle aussi bien au domaine qu'à Paris, notre deuxième port d'attache.

L’impact désastreux du Covid-19

Après les grèves de fin d'année 2019, nous avons pris peu à peu conscience que la propagation du coronavirus pouvait fortement impacter nos circuits de distributions aux niveaux local, national et international : les commandes des restaurateurs ralentissaient et le grand Salon européen Wine Paris, en février 2020, s'est déroulé sans les acheteurs chinois. Et puis, à la mi-mars, le marché s’est soudainement effondré avec la fermeture administrative de tout lieu accueillant du public. En très peu de temps, notre domaine familial perdait l’immense majorité de ses revenus : les restaurateurs, qui constituent 70 % de notre clientèle professionnelle en France, baissaient rideau tandis qu’il nous était devenu impossible d’accueillir nos visiteurs au moment même où la saison œnotouristique reprenait à Pâques.

En quelques jours, alors que le monde se confinait, provoquant des effets désastreux sur notre capacité à exporter, 90 % de notre chiffre d’affaires risquait de s’évaporer. Pour situer l’ampleur de la crise, selon l’Organisation internationale du vin (OIV), la fermeture des restaurants en Europe représente une perte de 35 % des débouchés pour les propriétés viticoles, et de 50 % de la valeur des ventes.

Alors que faire ? Comment bâtir une résilience entrepreneuriale et agricole alors qu’il nous était impossible de prévoir une crise d’une telle ampleur ? Comment sauvegarder l’essentiel ? Comment prendre un nouveau départ pour notre domaine familial ?

La tâche fondamentale du vigneron à la vigne

Alors même que nous nous confinions à la mi-mars, la vigne sortait de sa dormance (de son confinement, devrait-on dire) hivernal. Les travaux agricoles se sont intensifiés avec la multiplication des tâches à réaliser : labour, décavaillonnage, attachage, complantation, début de l’épamprage, etc.

Ces sept dernières semaines, Château Jouvente a continué à investir sa vigne, comme les années précédentes, et 2020 ne déroge pas à la règle. À l’échelle de notre propriété de moins de 9 hectares, cela représente près de 600 heures de travail à la vigne et l’emploi d’un salarié agricole et de trois ou quatre salariés occasionnels. Impossible pour nous d’abandonner ces tâches puisque notre objectif reste plus que jamais le même : préparer les prochaines vendanges et produire un vin de terroir et de qualité dans notre appellation.

En d’autres termes, tout en respectant les mesures de distanciation sociale, la vigne nous rappelait ses propres exigences, le retour à la normalité et au cycle naturel végétal.

Jouvente avec ses consommateurs en temps de crise systémique

Être vigneron, c’est offrir du plaisir à nos consommateurs. Parce que le vin, tel que nous le produisons, est un produit hédoniste.

Le vigneron – tout comme le chef cuisinier – a un rôle fondamental à jouer auprès d’une société en crise et d’une population soucieuse de son avenir. Bien évidemment, nous ne portons pas de projet politique et nous ne sommes pas en première ligne dans le combat contre le Covid-19, mais nous pouvons apporter avec humilité de la joie, de la détente et de la légèreté.

C’est ainsi que Château Jouvente a créé la campagne "Jouventhérapie" sur les réseaux sociaux. Le concept est un brin provocateur mais il invite au questionnement sur la vie du vigneron en temps de confinement et sur l’importance du plaisir en temps de crise. Ainsi l’illustratrice Florence Mahon de Monaghan s’est jointe à notre campagne. En retouchant certaines photos de Château Jouvente, elle réalise ses "photo-graphiques" porteuses de second degré et de rêveries, dont nous avons besoin en cette période critique.

Jouvente dans son écosystème face à la crise

Face à une crise qui concerne toute la population et la plus grande partie des secteurs économiques, le vigneron est confronté à ses propres difficultés et angoisses. La filière viticole, source de dizaine de milliers d’emplois directs et indirects, ne pourra pas s’en sortir indemne. L’avenir de Château Jouvente, malgré les mesures d’aides, est incertain. Le confinement a ce vice de mettre en pause toute une économie. Le flot des commandes s’est tari et celles passées ne sont en majorité pas réglées pour l’instant.

Nous ne pouvons qu’être compréhensifs devant la situation catastrophique de nos clients professionnels, principalement les restaurateurs. Nous leur proposons, par exemple, des échéanciers de paiement. De même, nous attendons que les clients soient solidaires de leurs producteurs et fournisseurs. Il est de la responsabilité de chacun que la solidarité soit concrète, réelle, réciproque. C’est se donner une chance supplémentaire pour préserver les emplois, les outils de production, ainsi que le tissu à la fois économique et social qui soutient les propriétés viticoles, notamment Château Jouvente.

Dégâts il y aura, malheureusement, mais ce n’est qu’ensemble qu’il est possible d’en réduire les impacts destructeurs. Ainsi, banques et assurances – avec ou sans injonction de l’Etat – se doivent de participer à cet effort solidaire et bénéfique pour tous.

Les solutions alternatives commerciales

Alors même que nous préparons la vigne pour les prochaines vendanges, comment faire si les rentrées de liquidité chutent ? C’est à nous vignerons, souvent très isolés dans nos décisions, de prendre des initiatives et de penser aux prochains investissements, notamment commerciaux.

La première solution est à trouver auprès de notre clientèle particulière – en Gironde, à Paris et même à travers l’Europe – qui se montre souvent à l’écoute de notre situation, lorsqu’elle lui est expliquée. Chaque bouteille vendue est en effet un appel d’air qui, accumulé, sera salvateur. Il est donc requis de renforcer le lien direct avec le dégustateur, en proposant de nouveaux services (boutiques, livraisons, drive) et en investissant sur des solutions logistiques. En matière d’œnotourisme, les vignerons devront également être inventifs pour proposer une offre adaptée et rassurante (charte sanitaire, groupes limités, privilégier les activités en plein air, balades, etc.).

La digitilisation de notre réseau commercial peut représenter une fenêtre d’opportunité qui, malgré tout, est par essence limitée. Force est de rappeler que les vignerons aiment le contact avec leurs clients. Nous accueillons tout au long de l’année des millions de visiteurs, nous leur faisons découvrir notre savoir-faire, nous menons d’innombrables dégustations. Le public a soif de découvertes. La digitilisation de notre métier ne pourra pas remplacer le charme des rencontres, la narration des processus de production, la curiosité et les impressions sensorielles.

Par ailleurs, depuis le début de la crise sanitaire, les grandes et moyennes surfaces jouent, en local, le jeu de la solidarité en intégrant de nouveaux producteurs dans leurs rayons. Cette tendance est révélatrice d’une prise de conscience de l’importance des circuits courts, à tous les niveaux, du producteur au consommateur, en passant par les réseaux de distribution.

Toutefois, est-ce suffisant ? Loin de là… Nos efforts prendront du temps à produire des effets. Ils dépendent aussi d’une situation mondiale et sanitaire incertaine, de répercussions macroéconomiques difficilement quantifiables et d’une tardive réouverture des frontières, de nos lieux de vie et de sociabilité.

Finalement, être vigneron nous apprend à ne pas agir dans la précipitation malgré l’urgence, à prendre du recul, à savoir gérer une crise. Tant que nous avons les pieds sur terre, la tête sur les épaules et les reins solides, les solutions seront trouvées grâce à notre détermination et à notre intelligence pratique. Le chemin sera long et ardu…

Chères lectrices, chers lecteurs,
En ces temps de crise, Groupe6TM, éditeur de votre magazine "Viti" et son site mon-viti, a décidé de vous donner libre accès à l’ensemble des contenus désormais publiés sur www.mon-viti.com. En raison de l'arrêt de l'activité de nos prestataires (imprimeur et routeur), vos prochains magazines papier "Viti" et leurs pages leaders pourraient ne pas être imprimés et livrés.
À période exceptionnelle, mesure exceptionnelle : nos journalistes continuent de vous informer par le biais d'une newsletter quotidienne et gratuite, comportant les dernières informations vérifiées sur la crise sanitaire, ainsi que celles en lien avec votre secteur d’activité.
>> S’abonner à la newsletter gratuite quotidienne.
Votre expertise et vos expériences nous sont précieuses. N’hésitez pas à nous en faire part sur les réseaux sociaux (TwitterFacebook et LinkedIn). Nous nous en ferons l’écho à chaque fois que vos retours seront utiles à la communauté.

Actualités

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15