L’irrigation, nouvel enjeu dans les vignobles

L’évolution climatique de ces dernières années, et en particulier le manque de pluie, instaure une nouvelle problématique : celle de l’irrigation. Une grande partie de la profession semble plaider en faveur d'une modification des calendriers d’irrigation et certaines appellations souhaitent même modifier leurs cahiers des charges. En parallèle, de nombreuses expérimentations sont menées pour apprendre à mieux gérer la ressource. De son côté, l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) prévient : la ressource en eau ne peut être considérée comme l’unique et seule solution.

Des températures particulièrement douces cet hiver, un déficit de pluviométrie et le souvenir d’une sécheresse 2022 quasiment généralisée sur l’ensemble du territoire hexagonal : les conditions météorologiques 2022 et 2023 sèment le trouble sur la filière viticole, jusqu’à remettre en cause certaines pratiques ancestrales. Face à ce constat et aux prévisions alarmantes liées au réchauffement climatique pour les prochaines années, la question de l’irrigation devient un sujet hautement sensible dans les vignobles.

En France, l’irrigation de la vigne, réglementée par le Code rural et de la pêche maritime, est récente et n’est autorisée que depuis un décret de 2006. Elle reste interdite pour toutes les vignes entre le 15 août et la récolte. Pour les vins d’appellation et les vins sous indication géographique protégée, la période d’interdiction est fixée par un calendrier inscrit aux cahiers des charges de chaque AOC, AOP ou IGP, et peut être déclenchée dès le mois de mai, voire courir sur toute l’année.

L’Inao dans les starting-blocks

Ce calendrier, en particulier la date du 15 août, de nombreux professionnels en demandent la suppression. L’Inao n’est pas hostile à un assouplissement. « L'idée est de permettre un étalement de l’irrigation. Il ne s’agit d’irriguer plus, mais mieux, explique Patrick Lavaille, inspecteur national de l’Inao. C’est l’évolution souhaitée. » Le sujet est suivi de près. L’an passé, les deux comités nationaux viticoles de l’Inao ont désigné un groupe de travail qui s'est prononcé favorablement sur cette demande de suppression. « L’Inao a fait son devoir, estime Patrick Lavaille. Les conclusions ont été adressées au ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, qui doit lui-même entrer en contact avec le ministère de l’Écologie et la mission interministérielle de l’eau. D’un point de vue purement pratique, nous sommes dans les délais pour une publication avant le 15 août 2023. Il y a de bonnes raisons d’être optimistes. »

La pérennité du vignoble alsacien en jeu

Sur le terrain, la pression monte. En Alsace, l’évolution climatique alimente au quotidien les réflexions des professionnels. « Nous pourrions penser que dans notre région septentrionale, nous ne sommes pas concernés par ce changement climatique, mais nous nous le subissons en réalité de plein fouet » : à Colmar, dans les bureaux de l’Association des viticulteurs d’Alsace (AVA), Raymond Lassablière, le responsable technique de l’ODG, témoigne d’une « charge mentale » omniprésente, dans un vignoble qui s’est toujours passé de l’irrigation. « En 2022, certaines vignes ont eu une croissance très ralentie et, sur certaines parcelles, il n’y a pas eu de récolte. En 2023, un schéma similaire se présente, déplore Raymond Lassablière. La récolte risque d’être compromise sur plusieurs centaines d’hectares, même si la vigne sait être très résiliente. La question qui se pose n’est plus celle d’une vendange, mais c’est la pérennité du vignoble sur le long terme qui est en jeu. » En Alsace, après plusieurs « alertes », celles de 2003, 2019 et 2022, l’ODG a choisi de réagir. « Le cahier des charges a été produit à une époque où il n’y avait pas ce problème de pluie et la vigne allait jusqu’à la maturation des bois et des raisins, poursuit le responsable technique. Ce n’est plus le cas. L’AVA a déposé un dossier de demande de modification du cahier des charges à l’Inao pour permettre une irrigation du 15 mai au 15 août, durant la période végétative. » Le dossier devrait passer en comité national au mois de juin.

Si la demande est acceptée, elle ne sera pas pour autant synonyme de solution miracle. Pour une grande partie du vignoble alsacien, l’accès à l’eau n’est pas simple, les parcelles y sont petites, parfois étroites et de « nombreux viticulteurs seront confrontés à cette problématique jusqu’à présent inconnue », précise Raymond Lassablière, qui souligne aussi un aspect financier : « Comment utiliser cette ressource ? L’objectif serait d’apporter le minimum d’eau et de l’économiser au maximum, mais tout cela a un prix pour les vignerons. » Si l’Inao donne son aval, l’AVA compte, dans les prochains mois, commencer par mettre en place un réseau de parcelles sentinelles réparties sur l’Alsace, des stations météo et des vignes expérimentales, puis travailler en collaboration avec leurs adhérents. L’association souhaite aussi se rapprocher de régions déjà expérimentées en la matière, les Côtes-du-Rhône et l’ex-Languedoc-Roussillon, par exemple.

Des retenues d’eau hivernales

Dans cette région justement (qui appartient aujourd’hui à l’Occitanie), l’irrigation concerne près de 20 % de la surface de vignes. Et l’Hérault est un Département pilote sur le sujet. Depuis 2015, son président, Kleber Mesquida (socialiste), assume une politique volontariste avec un schéma Hérault irrigation qui prévoit un investissement de 310 millions d’euros entre 2018 et 2030. « Nous travaillons avec l’Institut national de la recherche agronomique sur l’expérimentation de cépages résistants ou la réutilisation des eaux usées, nous encourageons les nouvelles pratiques, le travail des sols, la réduction des intrants, explique le vice-président en charge de l’agriculture, Yvon Pellet. Et nous favorisons une irrigation modérée et raisonnée, sans toucher ni aux nappes phréatiques ni aux ruisseaux et rivières. » Comment ? En créant des retenues d’eau hivernales ! Neuf sont en projet (40 millions d'euros) avec le partenariat du groupe BRL, qui structure le réseau d’eau sur ce territoire grâce à un vaste réseau souterrain construit dans les années 1950 pour transporter l’eau du Rhône dans les plaines du Gard, puis de l’Hérault. « L’idée est d’alimenter ces retenues avec l’eau du Rhône en hiver quand il est à son plus haut niveau, via le réseau BRL qui est inactif à la même période, puisqu’il n’y a pas d’irrigation », détaille Yvon Pellet. Mais pour conserver cette eau et pouvoir la réutiliser l’été, il faut construire ces vastes retenues. Les trois premières en construction permettraient d’irriguer 3 500 hectares, sans « toucher à la biodiversité » répète l’élu, qui sait le sujet ultrasensible. « Notre but est d’accompagner des petits producteurs, nous ne sommes pas là au service d’une agriculture productiviste ! » martèle celui qui défend « une irrigation limitée mais nécessaire » pour maintenir le niveau d’une activité qui représente le deuxième PIB du département. Il prévient déjà : « Nous ferons la guerre aux forages sauvages. »

À 200 km de là, direction la cave coopérative de Villesèquelande, près de Carcassonne. Karine Mestre, technicienne, témoigne d’une expérimentation menée avec la chambre d’agriculture de l’Aude. Sur plusieurs parcelles, des sondes tensiométriques capables de mesurer le déficit d’eau ont été plantées à 40 cm et 70 cm de profondeur, toutes reliées à un boîtier capable de créer deux médianes grâce à ces données. Chaque semaine, la technicienne a relevé ces données afin d’établir un bulletin d’irrigation diffusé aux adhérents qui y trouvent en conclusion un conseil, comme celui diffusé le 15 juin 2022 : « Un apport de 8 à 10 mm lundi ou mardi prochain permettra d’éviter toute contrainte sur ces deux zones. »

Pour cette professionnelle, le bulletin d’irrigation possède deux grands atouts : « On s’est aperçu que ce n’est pas parce que le sol paraît très sec qu’il y a un réel besoin d’irrigation. Ces données nous permettent d’irriguer juste au bon moment et en bonne quantité. Nous avons pu observer que, lorsque les adhérents ont déclenché l’irrigation en mai, il n’y en avait pas nécessairement besoin… Cela permet de lutter contre le gaspillage d’eau et d’argent. »

Cette année, le dispositif va être mené individuellement, par des vignerons volontaires qui peuvent s’équiper d’un boîtier (environ 300 euros), leur permettant de connaître l’état du sous-sol et les besoins de la vigne en temps réel. Ce projet vise aussi à modifier les mentalités, comme l’explique Hugo Brancorsini, conseiller viticole spécialisé dans le pilotage de l'irrigation à la chambre d’agriculture de l’Aude : « Les vignerons sont très demandeurs de conseils pour mieux irriguer. Les mesures tiennent compte de la spécificité des sols comme de la génétique du cépage. Les conseils ne sont pas les mêmes s’il s’agit de merlot ou syrah. Notre objectif, c’est l’irrigation de précision pour obtenir des résultats qualitatifs au niveau des raisins, et pour préserver l’eau. »

Repenser la conduite du vignoble dans sa globalité

Dans le Beaujolais, l’ODG précise qu’il n’y a pas de demande, « pour le moment », de modification du cahier des charges. Même réponse pour l’ODG bordeaux et bordeaux supérieur. À l’Inao, Patrick Lavaille suit de près le sujet et souhaite élargir le débat. « On ne peut pas séparer le sujet de l’irrigation d'une réflexion sur la conduite du vignoble dans sa globalité, insiste-t-il. L’irrigation n’est pas l’unique solution, il faut se pencher sur travail du sol pour mieux gérer le taux de matière organique, s’intéresser au vitivoltaïsme, aux travaux sur la surdensité de plantations, sur les modes de taille. » Les pistes à explorer sont nombreuses, mais l’inspecteur prévient toute la filière : « Il faut réfléchir à une certaine forme de réutilisation de l’eau, mais, dans tous les cas, il faut agir pour limiter le plus possible l’usage de cette ressource. »

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